Eugène Le Chêne, 14 août 2021, Langouët

J’ai 121 ans et toute ma vie j’ai vécu à Langouët. Vous ne me croyez pas ? Et si je vous dis que je suis un chêne ? Là, ça paraît plus plausible, n’est-ce pas ?

Je connais bien mon village. Je n’ai jamais bougé de là, je suis donc bien placé pour en parler.

Vous pourrez me trouver facilement, je suis juste là, en face de la mairie. Oui, au milieu du champ avec des cousins à moi. On aurait pu se débarrasser de nous, c’est vrai, on gêne un peu les tracteurs à rester plantés là, en plein milieu du pré.

Mais ici, on nous respecte. Peut-être parce que « Langouët » veut dire « sanctuaire » du bois en breton.

Je suis né en 1900 tout rond. Donc c’est dire si j’en ai vu des choses ! J’étais encore gamin quand j’ai regardé des hommes partir en 14 et revenir dans des boîtes de mon essence en face de moi, là, au cimetière.

C’est dans ces années-là que j’ai commencé à apercevoir l’église de Saint-Armel. J’avais pris assez de hauteur.

J’ai vu des mariages, des enterrements, des messes… Ça me distrayait. Et puis j’aimais bien entendre les cloches sonner. C’était comme si on me parlait, je répliquais par des bruissements. Mais je devais souvent attendre une heure avant que le clocher ne me réponde.

Je me rappelle qu’avant, il y avait des petites fermes partout, de petites parcelles séparées par des amis arbres. Chaque humain cultivait sa terre et menait une vie de peu. Ça ne semblait pas facile vu d’ici mais ils n’avaient pas l’air de s’en plaindre.

C’est après la deuxième guerre que les choses se sont gâtées. Elles sont arrivées en nombre, ces grosses machines qui font trembler le sol de mes racines.

On appelle ça les tracteurs. Il paraît que ça remplace les bœufs ou les chevaux de traits. Mais pour les utiliser, il faut de plus grands prés. Alors ça n’a pas été beau à voir quand ils ont agrandi les champs, j’ai vu bien des amis réduits en sciure…

Faut dire qu’il y a beaucoup d’insectes qui venaient séjourner dans mes branches que je ne vois plus maintenant. Je crois que c’est à cause de tous ces produits qu’on arrose partout. Mais moi, je suis grand et costaud, je résiste encore à toutes ces choses-là, alors je ne peux pas me plaindre.

Depuis que je suis né, j’ai toujours remarqué que quand l’Histoire des hommes avance, elle ne revient plus en arrière. Par exemple, depuis le jour où j’ai vu ma première auto, je n’ai cessé d’en voir ensuite.

Les humains appellent ça le progrès. Je me disais que ça allait être pareil avec l’agriculture. Oui, je ne pensais ni revoir de petites fermes, ni ne plus sentir les pesticides, ni même prendre plaisir à regarder les gens boire un coup au café du bourg.

Pourtant, à ma grande surprise, tout cela est arrivé. Ce sont pour mes cent ans que les choses ont peu à peu changés. Je vois au loin des jeunes gens qui font leurs potagers comme quand j’étais petit, d’autres qui discutent au café. Je vois aussi des fermiers déposer des légumes et de la viande à la cantine de l’école en face de chez moi.

Derrière, ils ont construit des maisons qui ne demandent pas d’énergie pour être chaudes l’hiver. Alors elles sont construites en bois, ce qui me fait un peu de peine, mais si c’est pour la bonne cause, je suis prêt à l’accepter, tant que je ne finis pas moi-même en maison !

Et puis je respire mieux, j’ai les branches dégagées depuis qu’ils ont arrêté de mettre des produits sur mes racines. Les enfants, à peine sortis de l’école, viennent parfois jouer avec moi, comme sur la photo, là. On peut dire que je suis bien intégré maintenant, que je fais partie du paysage.