Ernestine Madrangue, 17 mai 1994, Montreuil-sur-Ille
Je suis une vieille femme. Mais je ne l‘ai pas toujours été. Mes arrière-petits-enfants ont du mal à croire qu‘un jour, je fus jeune. Et pourtant, j‘ai même eu vingt ans une fois.
L‘on dit toujours qu‘avoir vingt ans est le plus bel âge de la vie. Je ne sais pas si c‘est vrai, chaque âge a sa beauté, même le mien. Cependant, c‘est bien à vingt ans que l‘on vit le plus passionnément. Et c‘est à cet âge-là que j‘ai rencontré l‘homme qui fut mon premier amour. Il s‘appelait Lucien. Je l‘aimais tellement… Mais la passion à son revers quand elle devient déchirement.
Notre histoire d‘amour s‘est noyée dans la Grande Histoire. Le tocsin sonnât, il fut mobilisé le 7 août 1914. Il avait vingt-quatre ans. Je ne l‘ai jamais revu.
Aujourd‘hui, mes jambes ne me portent plus. Mes enfants s‘inquiètent de me voir seule dans cette grande maison. Ils m‘ont inscrit à l‘hospice mais je ne veux pas de ça.
Maintenant que je me déplace avec peine, j‘aime à me promener dans mes vieilles affaires. Je m‘y replonge souvent et les souvenirs ne cessent de se bousculer devant toutes ces reliques. Pendant ce temps-là mes enfants, eux, pensent que je prépare mes cartons.
« Presque cent ans de vie, cela prend de la place. Ta chambre sera petite, tu ne pourras pas tout emporter », me dit mon fils Jacques. « Très bien, alors je vais parcourir mes objets, mes photos, mes lettres, m‘en imprégner puis je les rangerais dans un coin de ma tête. C‘est moins encombrant ainsi, n‘est-ce pas ? », lui répondis-je.
J‘explorais une vieille malle quand je découvris une boite de bonbons coquelicots. Je la reconnus tout de suite : là, dans mes mains, tenaient en un paquet toutes les lettres de Lucien. Je ne les avais pas rouvertes depuis le jour où je rencontrais l‘homme qui devint mon mari en 1917, deux ans après sa mort.
« Ma chère et tendre, ici les coquelicots sont en fleurs alors je repense à nos longues soirées passées ensemble dans les prés derrière la maison de mon oncle. Tu sais, lorsque les coquelicots poussaient tout autour de nous et que tu en mettais dans tes cheveux. Ce souvenir me rend le sourire que la guerre me retire chaque jour ».
Dès lors, je n‘eus plus qu‘une idée en tête : revoir des coquelicots. Avec Jacques, nous écumèrent la campagne. Nous tournâmes de hameaux en hameaux, de champs en champs mais aucune trace de ces petites fleurs rouges.
Aujourd‘hui, nous épandons des produits pour vider la terre de ses mauvaises graines et la vivifier… alors qu‘hier, nous la laissions au repos afin qu‘elle nous revienne pleine de vitalité. C‘était le temps des terres en jachère où les fleurs de coquelicots se plaisaient tant.
Une idée me vint. « Allons au hameau des champs blancs ! », m‘écriais-je. C‘est là même où avait vécu l‘oncle de Lucien. Au bout du chemin, je reconnus la maison. Elle n‘avait pas été reprise, c‘était un vieux garçon. La toiture pliait sous le poids des années. Toutes sortes de ronces en avaient fait leur demeure. Derrière, à une centaine de mètres de là, je vis le champ. Il était resté comme dans mon souvenir, avec ses herbes folles.
Le chatoiement du vent agitait les brins d‘or du blé et découvrait fugacement mille points rouges comme autant de rubis. Les coquelicots étaient restés là, à attendre ma venue.
Je m‘avançais lentement, mes doigts fanés s‘arrêtaient sur les frêles pétales. Je m‘assis à terre, mis des fleurs dans mes cheveux et fis les adieux que je n‘avais jamais faits à Lucien. Mon cœur s‘allégea, je me sentis prête à écrire le dernier chapitre de ma vie.
« Jacques, c‘est d‘accord, dis-je, j‘irais à la maison de retraite. »